La compréhension de nos corps, la conscience de soi et de l’autre passent notamment par la danse, par l’étude de la phénoménologie ou encore par celle de l’histoire de l’art pour Ann Cooper Albright, dont les recherches et l’enseignement mêlent théorie et pratique. Dans ce texte traduit pour la première fois en français, l’universitaire et danseuse américaine entend dépasser le rapport sujet-objet dans notre perception du monde. La peau y est envisagée non plus comme une frontière, une protection, mais comme une surface poreuse permettant l’interconnexion des corps et du monde, du dedans et du dehors alors sentis simultanément.
Dedans et dehors :
le Contact Improvisation et l’empathie
Dans un court essai extrêmement intense et poétique sur Rembrandt, le critique d’art John Berger expose les différences entre les dessins et les peintures de l’artiste – en particulier les portraits tardifs. Alors que dans ses dessins Rembrandt se montre en maître de la proportion, cette perspective réaliste se trouve radicalement déformée dans ses peintures. Berger pose la question suivante : « Pourquoi, dans sa peinture, a-t-il oublié – ou ignoré – ce qu’il savait faire – et avec quelle maîtrise ! – dans ses dessins 1 ? » Faisant allusion au contexte historique de l’époque à laquelle vécut Rembrandt, Berger suggère une réponse : « Il a vieilli dans un climat de fanatisme économique et d’indifférence à ses conséquences, qui n’est pas sans rappeler le climat de la période dans laquelle nous vivons. L’humanité de l’homme ne pouvait plus alors être simplement copiée…, car elle n’allait plus de soi : il fallait aller à sa recherche dans les ténèbres 2. » Berger recherche un langage pour parler de ce qui n’est pas directement visible dans la peinture de Rembrandt, et postule que « quelque chose d’autre, d’antithétique à l’espace “réel” a dû retenir davantage son attention 3 ». Vital mais insaisissable, palpable mais pas immédiatement visible, ce « quelque chose d’autre » présent dans l’œuvre de Rembrandt est défini par Berger comme un « espace corporel » (corporeal space). En déformant les membres des corps qu’il peignait, Rembrandt a pu leur donner ce que Berger appelle une « puissance narrative particulière 4 ». Il est intéressant de voir que cet espace corporel est incompatible avec l’espace architectural, mesuré. Il est connecté à l’énergie, et non aux lignes géométriques. Berger écrit : « l’espace corporel change continuellement de mesure et point de fuite selon les circonstances. Il se mesure en ondes, non en mètres, si bien qu’il distord nécessairement l’espace “réel” 5. »
Pour donner à ses lecteurs une idée des différentes orientations de cet espace corporel, Berger les somme de « quitter le musée 6 » et de se rendre aux urgences d’un hôpital. C’est là, insiste-t-il, que nous pouvons trouver
« l’espace de la conscience de soi que possède tout corps sensible. Il n’est pas illimité comme l’espace subjectif : il est toujours déterminé en dernière instance par les lois du corps, mais ses repères, son point culminant, ses proportions internes sont soumis à un perpétuel changement. La douleur nous rend cet espace plus présent : c’est celui de notre première expérience de la vulnérabilité et de la solitude, de la maladie aussi. Mais c’est en outre, virtuellement, l’espace du plaisir, du bien-être et du sentiment d’être aimé 7. »
Pour Berger, cet espace corporel se ressent mieux par le toucher qu’il ne se voit, ce qui fait qu’il est plus souvent occupé par les infirmier·e·s que par les médecins. « Sur chaque matelas, avec chaque patient, cet espace prend une forme différente 8. » Je suis intriguée par cette idée de Berger d’un espace corporel dont toute la puissance ne saurait être saisie sans adopter une autre « façon de regarder ». Dans cet essai, je vais explorer la façon dont cet espace privilégie le toucher et le feeling 9 plutôt que la vue, en modifiant la dynamique sujet/objet habituelle de ces échanges. Bien entendu, ma réflexion porte non seulement sur la relation sociale et politique entre le peintre et son modèle, voire entre le critique d’art et l’œuvre d’art, mais aussi sur la relation entre soi-même et un « autre ». Je soutiens qu’en s’intéressant à la pratique du feeling (sensibilité) plutôt qu’à ses affects, le Contact Improvisation peut nous aider à revoir les notions occidentales d’empathie qui sont fondées sur l’idée issue de la psychologie du sujet individuel et d’un objet de sympathie.
En anglais, le mot feeling est à la fois verbe et substantif. Ses nombreuses significations vont du strictement matériel – comme palper, tâter ou toucher quelque chose – au très cérébral. Il peut être utilisé pour décrire une sensation physique (« I feel something sticky » – je sens quelque chose de collant), une perception intellectuelle (« I have a feeling that… » – j’ai le sentiment que…), ou un état émotionnel (« feeling blue » – se sentir triste). Feeling peut se rapporter à la fois à la surface du corps et au moi intérieur 10. Le pluriel feelings correspond évidemment à l’équivalent en français du/des « sentiment/s », étroitement lié/s à l’empathie, ce qui est encore plus évident si l’on considère le terme allemand Einfühlung, qui peut être traduit par « sentir dans » ou « se sentir dans » (feeling in ou feeling into). Comme le souligne Susan Foster dans sa récente étude de la généalogie du mot empathy, le terme Einführung a été inventé en 1873 par le philosophe allemand spécialiste de l’esthétique Robert Vischer, avant d’être traduit par « empathy » en anglais (et « empathie » en français) 11. Dans le contexte allemand de la fin du XIXe siècle, le terme Einführung désignait principalement le fait de contempler, d’entrer et de se fondre dans une œuvre d’art, chose que John Berger fait d’ailleurs très bien à travers son écriture sensible. Au XXIe siècle, l’empathie est généralement comprise comme le fait de se sentir concerné par la situation d’autrui. C’est l’essence même des talk-shows télévisés à l’américaine. En tant que verbe et substantif, le mot feeling désigne la sensation physique du toucher comme l’expérience vécue de l’autre, et peut ainsi endosser le poids colonial de la sympathie et la couverture psychique du sentiment.
Mais que se passerait-il si nous refusions ce passage de l’expérience active à l’objet passif qui fige le verbe en substantif ? Et si nous maintenions le feeling à la surface du corps, plutôt que de le laisser s’enfoncer dans ce que Foster décrit comme l’« intériorité, construction récente qui date de la fin du XIXe siècle, dont les tendances à la répression, à l’identification, au transfert et à la sublimation commençaient à peine à être explorées et dont la conscience qui la définit ne pouvait être appréhendée que par une intense introspection 12 » ? Et si nous abordions l’Einfühlung, ou le fait de « se sentir en », comme une pratique kinesthésique au lieu d’un état psychologique ? En maintenant notre attention sur le physique, je ne cherche pas à laisser entendre que ce domaine serait plus authentique, naturel, « réel », ou moins culturellement enraciné que le psychologique. Au contraire, je m’attache à mettre en avant les ancrages sociopolitiques de l’entraînement corporel. Mais il est essentiel pour nous de reconnaître la rapidité et la facilité avec lesquelles nous avons tendance à éluder le ressenti par les émotions, en établissant une position de sujet basée sur la possession (« j’ai des émotions ») plutôt que sur la sensation (« je ressens »).
Le Contact Improvisation existe depuis près de quarante ans et cela fait trois décennies que je travaille sur cette forme de danse. J’ai participé à des ateliers et enseigné dans de nombreuses communautés différentes à travers le monde. Bien que sa forme ait changé et évolué en fonction des circonstances historiques et des situations géographiques, le cœur de la pratique physique du Contact Improvisation est constitué d’un certain nombre d’éléments fondamentaux, que celle-ci soit conduite en allemand, en anglais, en mandarin ou en tamoul. L’attention portée aux sensations sur la peau en fait partie.
Comme nous le savons tous, la peau compte parmi les plus grands et les plus sensibles de nos organes. Elle recouvre tout notre corps et il est impossible d’exister dans le monde sans la peau. Pourtant, paradoxalement, nombreux sont les gens qui vivent au quotidien sans avoir conscience des facultés perceptives de leur peau. En effet, notre culture postindustrielle contemporaine réifie la vue et exclut presque tous les autres sens, y compris l’ouïe et l’odorat. Pour la plupart, nous utilisons la vue pour nous orienter dans le monde, que ce soit hors ligne ou en ligne. En général, en Occident, voir c’est croire, et sentir est suspect. Nous ne prenons conscience de notre peau que dans des situations extrêmes, comme la peur (« avoir des frissons dans la nuque »), la crainte (« ça me donne la chair de poule ») ou le plaisir (la sensation de picotement provoquée par une caresse amoureuse). Une grande partie de la formation de base en Contact Improvisation vise à inverser cette hiérarchie culturelle en réduisant notre dépendance au visuel et en éveillant la conscience aux nuances du tactile. Dans le Contact Improvisation, la peau devient un terrain de communication essentiel.
La première étape de ce processus de rééducation de notre habitus corporel consiste à relâcher la tension qui résulte directement de ce que je qualifie d’approche territoriale de l’intégrité du corps. Nous pouvons concevoir notre peau comme une frontière ou un canal et ce changement de perception amène à une compréhension radicalement différente de la relation entre soi-même et le monde. Considérer sa peau comme une barrière contre les maladies, les infections ou toute autre « altérité » peut conduire à aborder la vie avec une mentalité de type « guerre froide », en comblant toute brèche dans le système de défense et en utilisant la peau comme un mur ou un contenant destiné à se protéger du monde extérieur. À l’inverse, considérer la peau comme l’interface poreuse entre soi et le monde peut inciter à l’envisager comme une couche perméable et sensible qui facilite cet échange. Comme le dit Corey Spiro, un des élèves d’un cours de Contact Improvisation que j’ai récemment donné :
« J’ai l’impression que nous vivons dans un monde où la frontière entre soi et “l’autre” est constamment redéfinie, étiquetée et surveillée. Cela apparaît notamment dans nos perceptions de la propriété de l’espace. MA MAISON, MA CHAMBRE, etc. Cette ligne n’est nulle part plus clairement tracée qu’au niveau de notre peau […]. Il est extrêmement facile de se convaincre que la peau représente la frontière énergétique ultime entre soi et l’autre. Bien sûr, cette paroi fonctionne dans les deux sens. Tout comme elle empêche le monde de venir en nous, elle empêche également notre conception du moi de s’étendre au-delà des limites de nos corps physiques.
Je pensais qu’ouvrir en grand les pores de ma peau pour laisser entrer le monde serait une expérience effrayante. Mais plutôt qu’une intrusion contrariante, j’ai été surpris de découvrir que c’était en fait extrêmement bénéfique. J’avais peut-être un peu moins d’énergie pendant le cours aujourd’hui, mais j’ai senti qu’en m’ouvrant, je pouvais à la fois me déployer vers l’extérieur dans l’énergie du Wild Main Space 13, et ressentir plus intensément les champs électromagnétiques de tous ceux qui se trouvaient autour de moi. Pour résumer, l’ouverture de mes pores ne m’a pas seulement permis de “laisser entrer le monde”, mais aussi de me laisser sortir. J’ai ressenti un sentiment de liberté et de soulagement, car je n’étais plus seul dans les limites de mon corps blessé et fatigué, comme dans une prison 14. »
Dans ce dialogue entre le soi et le monde, on prend conscience des possibilités étonnantes de l’interdépendance, dont notamment un sens plus profond de la responsabilité. Je pense à la responsabilité non pas comme un devoir contraignant envers les autres, mais plutôt comme une capacité à répondre, une capacité à être présent au monde, et une façon d’être présent à soi-même. C’est le fruit d’une attention kinesthésique, d’une conscience physique qui prépare à l’improvisation. C’est aussi une sorte d’engagement somatique qui conduit à une profonde réorganisation psychique. Si le monde est déjà à l’intérieur du corps, alors la séparation entre intérieur et extérieur – entre soi et l’autre – est beaucoup moins nette. La peau n’est plus la frontière entre le monde et moi-même, mais plutôt l’organe sensoriel qui me fait prendre conscience du monde. Cependant, étant donné la tension autour des frontières et des corps dans la société contemporaine, cette dernière sensibilité nécessite une certaine pratique.
L’un des premiers exercices que je propose dans mes cours d’improvisation s’appelle « la Petite Danse » ou « le Stand ». Développé par Steve Paxton au début des années 1970, lorsqu’il travaillait sur les aptitudes physiques qui le conduiraient à définir la forme du Contact Improvisation, le Stand permet de se concentrer sur les mouvements internes créés par les déplacements des os, des muscles et de la respiration nécessaires pour rester « immobile ». Après avoir fait un échauffement consistant à se déplacer dans l’espace pendant un certain temps avec de grands mouvements énergiques, je demande aux élèves de choisir un endroit et de se tenir debout de manière détendue, mais active. L’activation de la vision périphérique est essentielle dans ce processus, et je dis aux danseurs d’essayer de relâcher les paupières, pour permettre aux images et aux couleurs d’entrer dans leur tête au lieu de fatiguer leurs yeux en allant chercher l’image visuelle. Souvent, j’attire leur attention sur la sensation d’humidité sur leur peau, en leur faisant sentir la différence entre l’air et les vêtements. Ensuite, je leur demande de se concentrer sur l’ouverture des pores de leur peau afin qu’elle devienne une sorte de moustiquaire, permettant à l’air, aux odeurs et aux sons d’entrer de l’extérieur. Je leur demande d’essayer de respirer par les pores de la peau. Ce n’est qu’une fois qu’ils sentent la réaction de leur propre peau que mes élèves sont prêts à travailler avec un partenaire et à sentir le poids de leur corps se déplacer de l’un vers l’autre. J’insiste sur les liens d’homonymie entre « pore » (de la peau) et « pour » (c’est-à-dire « verser », comme lorsqu’on verse de l’eau d’un pichet), en demandant aux élèves de réfléchir par écrit à ce que l’on ressent lorsqu’on ouvre les pores de sa peau assez largement pour laisser entrer le monde. Voici comment Isabel Roth, une autre de mes récentes élèves, réagit à cette pratique physique :
« Je trouve que l’idée d’ouvrir les pores est similaire à l’idée d’ouvrir son esprit. Ce n’est pas comme si vous pouviez penser activement à ouvrir les pores et sentir réellement ces pores s’ouvrir individuellement. Mais c’est une sensation palpable de libération, de déploiement et d’ouverture de votre peau à l’espace physique et aux gens qui vous entourent […]. Tout comme l’ouverture des pores de la peau vous permet d’être prêt à recevoir, elle vous rend également prêt à donner. La peau est un organe extrêmement souple et flexible, qui se transforme et se régénère en permanence en fonction des mouvements et des contacts. En ouvrant les pores, vous préparez la peau au contact et à la volonté de s’ouvrir au toucher de l’autre. Une fois prêt à accepter ce toucher, il est plus facile de “verser” en retour son propre poids depuis les pores ouverts vers un partenaire 15. »
Dans leurs réponses, tous mes élèves utilisent la forme verbale et substantive de « feeling » : il est à la fois état actif de perception et reflet de cette expérience. Ces deux sens du mot résonnent l’un avec l’autre, oscillant dans l’espace ambigu entre sujet (qui ressent) et objet (du sentiment). La lecture des descriptions que les élèves font de leur expérience me rappelle l’idée de Berger selon laquelle l’espace corporel se mesure « en ondes, pas en mètres » et se fonde sur le toucher, non sur la vue. L’état de réactivité somatique exprimé par les élèves est essentiel pour préparer le corps à se lancer en toute sécurité dans un duo de Contact Improvisation. Mais avant de passer à l’analyse des dimensions physiques du toucher et du partage du poids, je souhaiterais examiner deux manières différentes de penser l’empathie en faisant une distinction entre l’introspection et l’intéroception.
Étymologiquement, l’introspection signifie « regarder à l’intérieur de soi », ce qui désigne généralement son propre esprit ou ses propres sentiments. Cet espace intérieur est le lieu de l’empathie, vu comme étant contenue en soi jusqu’à ce qu’elle soit attirée par l’objet du regard, la sympathie ou même la pitié envers quelqu’un. Comme le démontre Foster dans son étude citée plus haut, l’introspection est associée à l’économie scopique du moi du xixe siècle. L’intéroception, de son côté, remplace un accent visuel (« spect », d’introspection) par la sensibilité plus tactile du « cept » (d’intéroception). Utilisé principalement en neuropsychologie, le terme « intéroception » fait référence à la capacité d’une personne à ressentir des sensations provenant de l’intérieur de son corps, plus précisément de ses organes viscéraux, ce qui nous donne l’expression gut feelings 16 en anglais. Les progrès réalisés dans le domaine de l’imagerie cérébrale au cours de la dernière décennie ont permis aux scientifiques de localiser l’intéroception dans le cortex insulaire, une partie du cerveau également associée à l’intelligence émotionnelle. On pourrait facilement confondre ces deux termes dans le sentiment global de l’empathie. Mais comme tout maître zen vous le dira, le ressenti ne doit pas nécessairement se transformer en émotion. En fait, je voudrais suggérer que l’esprit physique de l’intéroception peut produire un tout autre type d’échange empathique, un échange qui reste dans le feeling (ressenti) sans se retrouver coincé dans le lot émotionnel des feelings (sentiments).
Une fois que mes élèves sont à l’aise avec l’ouverture des pores de leur peau, nous commençons un processus extrêmement intéressant qui consiste à apprendre à verser son poids, comme de l’eau, dans le corps de l’autre. Tout d’abord avec deux mains, un partenaire va toucher fermement, mais ouvertement, une autre personne sur le dos ou l’épaule, en lui « demandant » de façon kinesthésique de verser son poids dans le réceptacle formé par ses mains. Le partenaire demandeur peut contrôler la quantité de poids donnée en résistant et en versant de son propre poids en retour, même s’il accepte la responsabilité du poids de l’autre personne. Ce déversement mutuel crée un dialogue énergétique qui forme une boucle continue entre les partenaires. Au bout d’un certain temps, les partenaires déplacent leur poids d’avant en arrière, en utilisant différentes parties du corps, car leur contact physique tourne dans l’espace et à travers leur corps. À mesure que les danseurs gagnent en fluidité dans le fait de donner et de recevoir du poids, la danse a tendance à s’accélérer. C’est le moment où la réactivité du corps est critique. Là, il n’y a pas le temps nécessaire pour un long traitement des émotions ; il faut se concentrer entièrement sur le maintien du point de contact.
Ce point de connexion est parfois appelé « troisième esprit » dans le langage du Contact Improvisation. En laissant ce « troisième esprit » mener leur danse, les deux partenaires s’efforcent de suivre son cheminement spatial et rythmique dans l’espace du studio. Au début, il peut paraître évident de déterminer quel partenaire mène et quel autre suit, mais ces rôles évoluent ensuite vers un échange si fluide et subtil que les catégories de meneur et de suiveur perdent leur opposition. Cela ne signifie cependant pas un effondrement de toute différence. Pour moi, ce « troisième esprit » marque un espace intersubjectif dans lequel on a conscience de sensations à la fois internes et externes sans nécessairement les classer dans des rôles socialement identifiables. La notion de « troisième esprit » détourne l’attention des pôles d’opposition entre soi et l’autre, en étirant une ligne unique dans un terrain de jeu plus ouvert. Le Contact Improvisation est une formation aux interconnexions physiques qui s’apparentent à ce que Deirdre Sklar appelle la « perception kinesthésique empathique ».
« La perception kinesthésique emphatique suggère une combinaison de mimèsis et d’empathie. […] Alors que la perception visuelle implique qu’un “objet” soit perçu à distance avec les seuls yeux, la perception kinesthésique empathique suppose l’établissement d’une passerelle entre subjectivités. Ce type de “savoir connecté” produit un type de savoir très intime, un aperçu de ces expériences de mouvement ineffables qui ne peuvent pas être facilement mises en mots. Paradoxalement, comme le souligne la psychologue féministe Judith Jordan, le type d’union temporaire qui se manifeste dans l’empathie produit non pas une fusion floue mais une perception articulée des différences 17. »
C’est sur cette « perception articulée des différences » que je voudrais me concentrer dans ces dernières pages. Lorsque j’enseigne le Contact Improvisation et que j’utilise des termes tels que « interconnecté », « ressentir l’expérience de son partenaire » ou « bouger ensemble », je souligne que cette façon de « suivre le courant » ne signifie pas que l’on devient un contenant neutre, ni ne suggère une « fusion floue » des énergies telle que la danse s’homogénéise en une longue chaîne fluide de roulades et de portés. Bien au contraire. La sensibilité à l’expérience d’autrui permet également de prendre conscience de différences subtiles, qui peuvent être célébrées dans l’improvisation. Bien que je n’aie pas le temps de me lancer pleinement dans les idées de Merleau-Ponty sur l’intersubjectivité et le toucher dans un tel contexte, je pense qu’il est important de souligner qu’en français, les verbes « toucher » et « sentir » sont à la fois transitifs et réfléchis. C’est-à-dire que l’on ressent un « autre » en même temps que l’on se ressent soi-même. De même, on peut toucher quelque chose et se sentir touché en même temps (comme dans le célèbre exemple de Merleau-Ponty des mains qui se tiennent). Ce mouvement de boucle vers l’autre puis vers soi-même m’intrigue, car il permet de relâcher les schémas psychologiques qui consistent à toujours se rapporter à un « autre » en tant qu’objet (d’empathie, d’examen ou de désir…). Ce jeu de différence peut être accentué dans une autre partition de danse que je donne à mes élèves, et donc voici les instructions :
« Il s’agit d’un duo, pas d’un exercice. C’est une danse, pas une activité. Pour commencer, une personne s’allonge, complètement passive, laissant son poids s’enfoncer complètement dans le sol. Son partenaire commence à bouger son corps en veillant à faire ressentir à la personne passive le poids de ses os et la mobilité de ses articulations. Comme le sait toute personne qui a déjà fait un travail corporel ou de la kinésithérapie, un corps passif permet de ressentir des sensations inaccessibles pour un corps engagé, même le plus relâché. En se concentrant sur leur respiration, les partenaires établissent une vibration d’échange énergétique. Petit à petit, point par point, le partenaire passif devient de plus en plus actif, engageant d’abord le cœur de la structure de son corps et travaillant vers l’extérieur pour mobiliser ses membres – bras, jambes, tête et coccyx. Les deux partenaires dansent ensemble en étant pleinement actifs. Finalement, le partenaire initialement actif devient progressivement passif jusqu’à être étendu sur le sol, profitant des sensations de son propre corps grâce aux manipulations de celui de son partenaire. »
Les implications de cette partition sont assez évidentes. Au cours de ce duo, on fait l’expérience de tout le continuum des possibilités d’être actif ou passif. Normalement, dans notre culture, ces différentes positions d’actif et de passif sont pathologisées dans les dynamiques de pouvoir, où la figure passive est considérée comme n’ayant aucun contrôle, qualifiée soit d’infantile soit de paresseuse, ce qui en fait un objet de pitié. Mais mon expérience et celle de nombre de mes élèves sont que le fait d’être totalement passif, plutôt que de se sentir impuissant, ouvre en fait un grand nombre de sensations qui peuvent créer leurs propres plaisirs et capacités d’agir. Expérimenter les deux positions extrêmes peut être une réelle révélation. Par exemple, Heather Sedlacek écrit :
« J’ai aussi trouvé de la nouveauté et du plaisir à pouvoir danser à un niveau différent de celui de mon partenaire. […] Il était clairement indiqué que nous étions à des niveaux différents, que c’était OK, et que le partenaire avec une forte intensité prendrait soin et serait responsable du partenaire avec une faible intensité. Ainsi, pour la première fois, je n’ai pas eu à résister lorsque ma partenaire résistait ou à essayer d’égaler son intensité. Je ne devais pas être le feu quand elle était le feu, ni le vent quand elle était le vent. Je pouvais simplement me plonger dans le pourcentage que notre professeur lançait à intervalles de quelques minutes. […] Atteindre une intensité de 100 % puis aider ma partenaire à descendre à 0 % a été pour moi une nouvelle et puissante expérience. […] J’ai ressenti un sens de la responsabilité que je n’avais jamais ressenti avant dans le Contact Improvisation. Au lieu de me déplacer avec ma partenaire et de suivre le point de contact, au fur et à mesure que son intensité diminuait, j’ai commencé à contrôler ses mouvements et son orientation. J’avais un sentiment unique de capacité d’agir dans la danse qui, pour moi, est habituellement laissée au troisième esprit, et non à un partenaire en particulier 18. »
Tout au long de cet article, j’ai essayé d’expliquer comment le Contact Improvisation crée un espace corporel dans lequel sentir (feeling) permet une interconnexion avec une autre personne sans figer cette relation dans la dyade sujet-objet implicite dans les conceptions classiques de l’empathie. J’ai souligné comment l’attention portée à l’aspect poreux de la peau, à son ouverture sur le monde, peut faciliter une danse basée sur un échange et une multiplicité de positions de sujet. Se déplacer avec le point de contact exige une volonté de rester engagé avec le fait de sentir (forme verbale de feeling) dans le moment présent, en refusant de laisser un échange kinesthésique s’enliser dans un sentiment (forme substantive de feeling) particulier. Cela ne signifie pas que les relations en Contact Improvisation sont tellement fluides qu’elles n’ont aucun sens. Bien au contraire. Mais nous devons entrer dans quelque chose comme l’espace corporel de Berger avec les danseurs pour pouvoir lire différemment la signification de leur connexion. Regarder deux personnes explorer le continuum des énergies disponibles en Contact Improvisation fait prendre conscience de la générosité fondamentale qui est au cœur de cette forme. Pour danser avec vous, je dois d’abord vous sentir, en reconnaissant que ce ressenti peut changer. Les possibilités d’improvisation de cette danse peuvent nous apprendre que l’Einfühlung ne doit pas être seulement un processus introspectif, mais peut nous ouvrir à la possibilité de sentir à la fois de dedans et dehors.
La version anglaise et originale de ce texte a été publiée dans Ann Cooper Albright, Engaging Bodies: The Politics and Poetics of Corporeality (Wesleyan University Press, Middletown, CT, 2013).
Danseuse et chercheuse, Ann Cooper Albright dirige le département de danse de l’Oberlin College (Ohio) où elle enseigne. Associant ses intérêts pour la danse et pour la théorie culturelle, ses différents cours invitent les étudiants à appréhender à la fois les pratiques et les théories du corps. Son dernier livre How to Land: Finding Ground in an Unstable World (2018) offre un nouveau regard sur la corporéité en traitant la pesanteur comme une force coordinatrice de réflexion et de mouvement dans notre monde du XXIe siècle. On compte parmi ses autres publications : Engaging Bodies: The Politics and Poetics of Corporeality (2013), Encounters with Contact Improvisation (2010), Traces of Light: Absence and Presence in the Work of Loïe Fuller (2007), ainsi que Taken By Surprise: Improvisation in Dance and Mind (2003) codirigé avec David Gere et Moving History/Dancing Cultures: A Dance History Reader (2001) codirigé avec Ann Dils.