Le travail de recherche de Jackie Wang est déjà vaste : il y est d’abord question de l’abolition du système carcéral et du lien que celui-ci entretient avec l’économie de la dette, précarisante et racialisée. Il explore aussi une poésie de l’être-ensemble, une individualité qui déborde les frontières du « Je » : c’est l’expérience du « sentiment océanique », qui pourrait être atteint par la musique (par le biais d’Alice Coltrane, par exemple) ou la méditation. En commentant les théories de différent·e·s auteur·e·s (de Romain Rolland à Julia Kristeva, de Marion Millner à Fred Moten), Jackie Wang esquisse l’horizon d’une autre forme de sociabilité.
Sentiment océanique et affect communiste
J’ai regardé hier le dernier film de Lucile Hadžihalilović, Évolution. Dans sa critique du film, Laura Kern écrit : « L’eau est omniprésente, et représente notamment – ainsi que l’exprime Hadžihalilović – les “eaux maternelles” desquelles de nombreux·ses jeunes adultes ont du mal à s’arracher. » Le film dépeint l’océan létal évoqué par Julia Kristeva dans Soleil noir. Dépression et mélancolie. J’ai posé la question suivante sur Twitter : « Quelle est la relation entre le maternel et l’océanique ? » J’ai promis de mettre en ligne aujourd’hui un essai que j’ai écrit à ce sujet. Le voici – je le retirerai sans doute si mon professeur souhaite le publier dans une anthologie.
Cet essai porte sur l’implication créative, sociale et politique du sentiment océanique. Il est susceptible d’intéresser toute personne passionnée par la psychanalyse du mysticisme, les débats psychanalytiques à propos de la religion, Fred Moten, Spinoza, la théorie des affects ainsi que la théorie critique. J’aurais aimé écrire davantage – à propos de l’expérience océanique évoquée par H. D. dans Pour l’amour de Freud. Au sujet de la créativité en psychanalyse. À propos de Wilfred Bion, Michael Eigen et d’autres psychanalystes qui se sont intéressé·e·s au mysticisme. Sur les relations entre traumatisme, expérience extatique et monstruosité. Sur les dimensions politiques du mysticisme…
Hélas, un essai ne saurait tout contenir à lui seul.
Jetons-nous à l’eau…
Entre 1923 et 1936, le mystique et romancier français Romain Rolland a échangé une vingtaine de lettres avec le psychanalyste autrichien Sigmund Freud. Inspiré par ses échanges avec Rolland, Freud a élaboré le concept de « sentiment océanique » dans son ouvrage de 1930, Malaise dans la civilisation. Dans ce livre, Freud décrit le « sentiment océanique » comme un sentiment de plénitude qui marque un retour au mode infantile, préœdipien, où le nourrisson est incapable de se distinguer de sa mère. Rolland, en revanche, décrit le « sentiment océanique » comme un sentiment mystique qui permet d’entrer en communion avec l’univers. Pour Rolland, l’« océanique » est l’état affectif qui sous-tend toute expérience religieuse.
Le présent essai examine le concept de « sentiment océanique » à travers les discours psychanalytiques et philosophiques. Dans un premier temps, je retrace les débats psychanalytiques ayant porté sur le sentiment océanique et les expériences mystiques dans l’œuvre de Freud, de Julia Kristeva et de Jacques Lacan. Je me penche ensuite sur la part ludique des états océaniques au cours du processus créatif, qu’identifie la psychanalyste britannique Marion Milner. Puis j’examine la conception spinoziste du sentiment océanique chez Rolland, ainsi que certaines de ses implications sociales, notamment le potentiel des états océaniques comme fondement affectif des modes relationnels communistes. Pour conclure, je m’intéresse à la manière dont Fred Moten, en théorisant la « noirceur » (blackness), révise les conceptions psychanalytiques de l’« océanique » qu’il met en relation avec noirceur et traumatisme du Passage du milieu.
Deux notions distinctes de l’océanique opèrent dans l’œuvre de Freud, Rolland et Kristeva. D’une part, il en existe une notion défensive, infantile et dissociative ; d’autre part, elle est décrite comme joyeuse, fédératrice et inclusive. Je reprendrai cette dernière forme du sentiment océanique dans mon essai afin d’élaborer un projet d’affect communiste. Je m’intéresse en particulier à la manière dont la désintégration de l’ego modifie l’orientation de chacun·e par rapport au monde et aux autres. Étant donné que l’océanique a le potentiel de déstabiliser la subjectivité, je soutiens qu’il peut constituer un point de départ pour instaurer de nouvelles socialités et de nouveaux modèles politiques qui ne reposent pas sur des Moi distincts. Mon analyse des implications sociales du sentiment océanique doit beaucoup à celle de la noirceur et de la paraontologie, que conduit Fred Moten, spécialiste des black studies et performance studies. Bien que certain·e·s penseurs·ses de la psychanalyse aient délaissé l’océanique, le sentiment océanique peut, dans le meilleur des cas, éclairer le « réseau transparent qui couvre le monde » et nous sensibiliser à la manière dont « Tout vit, tout agit, tout se correspond 1 », ainsi que l’exprime Gérard de Nerval.
Régression : Freud et Kristeva
En 1930, Sigmund Freud a popularisé pour la première fois le terme de « sentiment océanique » dans son ouvrage Malaise dans la civilisation. Au deuxième chapitre, il précise que ce texte, tout comme L’Avenir d’une illusion (1927), est une étude de la religion qui se concentre sur le rôle de cette dernière dans la vie de « l’homme ordinaire », plutôt que sur les « sources les plus profondes du sentiment religieux » chez les mystiques et les saint·e·s. Pour Freud, les « grands hommes » ayant développé leur religiosité sont rares, mais dans le premier chapitre du livre et en préambule de son analyse de la religion, il livre une étude des commentaires apportés par « l’un de ces hommes éminents » : l’érudit, écrivain et mystique Romain Rolland. Rolland avait écrit à Freud après avoir lu L’Avenir d’une illusion afin de lui exprimer son accord avec les critiques qu’il avait formulées au sujet de la religion, relevant néanmoins qu’il avait négligé, dans son analyse, le fait que toute religion est, d’une certaine manière, enracinée dans l’expérience mystique, ou « sentiment océanique ». Freud écrit :
« L’un de ces hommes éminents se déclare dans ses lettres mon ami. Je lui avais adressé le petit livre où je traite la religion d’illusion ; il me répondit qu’il serait entièrement d’accord avec moi s’il ne devait regretter que je n’eusse tenu aucun compte de la source réelle de la religiosité. Celle-ci résiderait, à ses yeux, dans un sentiment particulier dont lui-même était constamment animé, dont beaucoup d’autres lui avaient confirmé la réalité, dont enfin il était en droit de supposer l’existence chez des millions d’êtres humains. Ce sentiment, il l’appellerait volontiers la sensation de l’éternité, il y verrait le sentiment de quelque chose d’illimité, d’infini, en un mot : d’“océanique”. Il en ferait ainsi une donnée purement subjective, et nullement un article de foi. Aucune promesse de survie personnelle ne s’y rattacherait. Et pourtant, telle serait la source de l’énergie religieuse, source captée par les diverses Églises ou les multiples systèmes religieux, par eux canalisée dans certaines voies, et même tarie aussi. Enfin la seule existence de ce sentiment océanique autoriserait à se déclarer religieux, alors même qu’on répudierait toute croyance ou toute illusion 2. »
Pour Rolland (selon Freud), même si la religion organisée est une perversion indésirable de l’expérience subjective de l’éternité, elle tire toujours son énergie de cette source. Freud poursuit en rejetant subtilement le « sentiment océanique » comme sujet potentiel d’investigation psychanalytique, en affirmant qu’il est malaisé de traiter « scientifiquement » des sentiments. Il met en doute la « nature primaire d’un tel sentiment » ; cependant, son rejet de l’affirmation de Roland semble être fondé sur son ignorance de la nature même de l’expérience. Il écrit : « En moi-même, impossible de découvrir pareil sentiment “océanique” », mais il ne nie pas que d’autres puissent faire l’expérience de ce sentiment.
Freud décrit la notion du sentiment océanique chez Rolland comme « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel 3 ». En termes psychanalytiques, Freud comprend ce « sentiment » (qui, d’après lui, n’est pas une pure tonalité affective, mais la projection d’un concept intellectuel sur un sentiment) comme une perturbation de l’ego qui vient bouleverser les limites du Moi. Lorsque l’ego fonctionne correctement, il produit une compréhension solide du Moi comme autonome et unitaire. Cependant, selon Freud, le sentiment océanique remonte au moment où le nourrisson au sein n’est pas capable de se distinguer de sa mère, ni du monde extérieur. À ce stade, l’ego englobe tout. Freud soutient, en guise d’étrange digression sur les (non-)traces laissées par des cités antiques comme Rome, que cette expérience archaïque de non-différenciation peut être préservée dans le psychisme, et que le sentiment océanique est une régression vers ce stade.
Dans le récit non religieux de Freud sur les processus psychiques qui sous-tendent l’expérience des sentiments océaniques, l’océanique (contrairement à ce qu’avance Rolland) n’est pas la source du besoin religieux. Plutôt que d’en être la cause, l’océanique est associé à la religion dans un deuxième temps, lorsqu’il s’offre comme consolation pour le sujet sans défense face à l’impuissance infantile. La conceptualisation du « sentiment océanique » chez Kristeva est similaire à celle de Freud en ce sens que l’état « océanique » est considéré comme une régression infantile. Dans Soleil noir, elle décrit l’océanique comme un déni dépressif, une forme de suicide symbolique et un « fantasme de plénitude intouchable » qui « conduit le sujet à commettre le suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion avec la non-intégration archaïque aussi létale que jubilatoire, “océanique” 4. » Cependant, alors que Freud caractérise le « sentiment océanique » comme n’étant ni féminin ni masculin, la description de l’océanique faite par Kristeva dans Soleil noir suggère qu’il émerge d’une structure psychique féminine. Tout au long du livre, elle associe la mélancolie féminine à « l’océan létal ». Bien que Kristeva reconnaisse les aspects extatiques du « sentiment océanique » (la jouissance), elle le rejette finalement comme une forme de narcissisme blessé qui permet aux femmes de gagner une toute-puissance protectrice en « l’étalement sans limite de [leur] chagrin figé » pour atteindre une « complétude hallucinée 5 ». Dans un sens, l’océanique de Kristeva figure une sorte de mort prématurée qui est paradoxalement une défense préventive contre la mort.
[…]
Chez Kristeva comme chez Freud, le sentiment océanique est menaçant, infantile et ancré dans une expérience préœdipienne (voire prénatale) de non-différenciation. L’océanique est menaçant puisqu’il a le potentiel de dissoudre les frontières subjectives de l’individu. Pour Kristeva, le sentiment océanique est lié aux structures psychiques féminines. Lorsqu’elle se demande pourquoi Freud a méprisé la musique et le mysticisme, Kristeva écrit que, s’il a été un « aventurier pourtant si courageux dans le “continent noir” de la féminité 6 », il essayait – peut-être inconsciemment ? – de repousser la menace de la féminité maternelle. Ici, le « féminin » est représenté comme une sorte de terra incognita puisque, dans la mesure où le féminin résiste à la symbolisation, il est inexprimable. Bien que l’obscurité soit employée comme métaphore du sentiment océanique et du maternel dans l’ensemble de l’œuvre de Kristeva, l’« océanique » est traité avec plus de nuances dans son dernier livre, Cet incroyable besoin de croire. Dans cet ouvrage, Kristeva tente de prendre au sérieux le « besoin de croire préreligieux » et prend ainsi ses distances avec la position de Freud à propos de la religion, du mysticisme et du sentiment océanique. Elle affirme avec audace que la croyance est la pierre angulaire de la capacité d’expression du sujet : « La foi détient la clé de l’acte de parole lui-même, fut-il celui de la plainte (je suis malheureux, les hommes mentent, etc.). Parce que je crois, je parle ; je ne parlerais pas si je ne croyais pas ; croire à ce que je dis, et persister à dire, découle de la capacité de croire en l’Autre et nullement de l’expérience existentielle forcément décevante 7. » Il est non seulement nécessaire de croire en l’existence de l’Autre pour parler, mais pour que la psychanalyse fonctionne, il faut croire que la connaissance est possible. Pour Kristeva, la connaissance ne se limite pas à la raison ni à la « conscience calculante », elle est aussi la connaissance de l’expérience intérieure qui s’acquiert par un processus de signification inhérent au contexte psychanalytique. Bien que le sentiment océanique, sans le canot de sauvetage que représente le don du signifiant par le père aimant, effacerait le sujet ; l’océanique – dans la mesure où il s’accompagne d’un sentiment ou d’une certitude et d’une vérité – peut ancrer le sujet en affirmant la possibilité de savoir. Si Kristeva traite l’océanique comme un élément létal dans Soleil noir, il est dans son œuvre ultérieure l’expression du besoin préreligieux de croire. Peut-être que Kristeva n’a pas tant changé de position sur l’océanique que simplement souligné la nécessité de la fonction et du langage paternels pour réguler le « caractère destructeur » de la maternité océanique et pour « donne[r] sens » à ce qui serait autrement un « trauma indicible 8 ». La capacité de « nommer » l’expérience garantit que l’océanique ne mute pas en une abolition « catastrophique » du Moi (ainsi, l’écriture peut également être un moyen de gérer l’océanique). Ce que propose essentiellement Kristeva n’est pas tant un désaveu de l’océanique au motif qu’il serait infantile (comme pour Freud), mais une nouvelle orientation de l’océanique, qui insiste sur le fait qu’il peut être un don ou une source d’inspiration artistique tant qu’il est canalisé et géré par la pratique (psychanalytique) de l’entendement. Pour Kristeva, il est important d’affirmer le besoin préreligieux de croire – au même titre que la religion et l’océanique – car la sécularisation et l’abolition de la foi ont de graves conséquences sociales (Kristeva va même jusqu’à avancer que la sécularisation a une relation de cause à effet avec l’holocauste). Plutôt qu’essayer de purger, de désavouer, d’éviter ou de contrôler « l’excitation traumatique » du sentiment océanique, sans doute est-il est plus sensé de s’y attarder, de faire taire la crainte répulsive de l’étouffement maternel, d’habiter le sentiment (de se laisser submerger et d’entrer en béatitude) en sachant très bien que de l’autre côté de l’expérience se trouve l’opportunité d’assimiler le don (de la connaissance directe de l’espace au-delà et en dehors de l’ego) en le traitant et en le nommant (en psychanalyse ou à travers la création artistique et d’autres actes de sublimation). Peut-être serait-il possible d’alterner entre ces espaces affectifs divergents afin qu’ils s’enrichissent mutuellement.
Créativité et vivacité : Marion Milner
Est-il foncièrement mauvais de « régresser » vers un état enfantin ? Plutôt qu’être considéré comme le besoin infantile de restaurer un sentiment de toute-puissance en réponse à un sentiment d’impuissance, l’océanique peut se penser comme une étape dans un cycle créatif où le retour à un état d’enfance agit pour purifier l’esprit (d’un certain type de connaissances) et représente la renaissance du sujet. Dans la psychanalyse de la créativité, l’état créatif est souvent décrit comme un retour à l’expérience immersive du jeu d’enfant. Les états infantiles ne doivent pas être considérés comme immatures, défensifs ou représentatifs de l’incapacité du sujet à faire face à la réalité, mais plutôt comme expérimentaux, réparateurs, joyeux et vivifiants.
Dans les travaux de la psychanalyste britannique Marion Milner, la créativité est un processus dialectique et cyclique qui comprend des périodes où le sujet plonge dans un « monde incommunicable » ponctué d’états de conscience focalisée. Autrement dit, il existe une interaction dynamique entre ce que Milner, s’inspirant des travaux d’Anton Ehrenzweig, appelle « l’esprit de profondeur » et « l’esprit de surface ». Ainsi qu’elle le formule dans son essai de 1956 « Psychanalyse et art » :
« L’état psychique que les analystes décrivent comme une répétition des sensations du petit enfant dans les bras de sa mère – cet état que Freud appelait “océanique” – est donc considéré par certains écrivains sur l’art comme un élément essentiel du processus de création ; non pas le sentiment océanique par lui-même, qui caractérise l’état mystique ; il s’agit plutôt de l’état océanique en oscillation cyclique avec l’activité qu’Ehrenzweig dit de surface – cette activité dans laquelle les choses et le soi sont saisis séparément, et non ensemble, comme [Jacques] Maritain l’a bien vu. Et l’oscillation cyclique en question n’est ainsi pas simplement éprouvée, elle est utilisée activement, avec l’intention de faire quelque chose, de produire quelque chose 9. »
Milner, comme Kristeva, affirme la possibilité d’employer l’océanique pour « faire quelque chose ». Mais pour transformer l’état océanique en un objet esthétique, l’artiste doit osciller entre différents modes de perception et de conscience, car l’état océanique, comme les états de rêve, résiste à l’entendement 10. Ainsi, l’artiste ou l’auteur·e doit se laisser « submerger » puis remonter reprendre son souffle à la surface. J’ajouterais que les états océaniques animent les écrivain·e·s et les artistes précisément parce qu’ils sont inexprimables. Si nous acceptons l’affirmation de Lacan selon laquelle le désir du sujet est animé par le manque, alors l’impossibilité d’exprimer l’état océanique peut paradoxalement susciter chez le sujet le désir de symboliser cet état. Le fossé ouvert par l’état océanique crée une tension, une frustration, et peut-être même une tristesse. Lorsque l’état océanique prend fin et que les facultés cognitives de l’artiste reviennent, iel l’a déjà perdu. Cependant, la création artistique elle-même peut devenir un moyen de faire le deuil de l’état perdu (et du sentiment de plénitude qui l’accompagne), lorsque l’artiste parvient à trouver un substitut à ce qui échappe toujours au sujet. Anticipant l’accent mis par Lacan et Kristeva sur le processus de signification, Milner écrit :
« Les analystes pensent que, chez leurs patients les plus profondément perturbés, le processus de formation de symboles a été entravé ou, peut-être, qu’il n’a jamais été vraiment établi. Cela appelle deux remarques : la première est que la constitution d’un symbole (considéré comme un substitut) implique un deuil pour la perte de ce dont il est un substitut ; la seconde, que le processus de recherche du substitut requiert une fusion temporaire de l’idée de la chose originaire avec l’idée même du substitut 11. »
Ici, la perte est la condition préalable à tout processus symbolique. Il n’est pas surprenant que de nombreux·ses écrivain·e·s, en particulier les poète·sse·s, entretiennent un rapport extrêmement tendu avec le langage. Sachant que peu importe le nombre de signifiants déversés, il ne sera jamais possible de saisir pleinement les états affectifs traversés. C’est peut-être ce que voulait exprimer Samuel Beckett lorsqu’il écrivait qu’« être un artiste est échouer comme nul autre n’ose échouer 12 ». L’essai de Milner met en scène de manière discursive cet « échec ». Tout au long de « Psychanalyse et art », elle écrit à quel point il lui a été difficile d’écrire à propos des états créatifs et océaniques. Elle ouvre son essai en reconnaissant que lorsqu’elle a abordé le sujet, son esprit s’est vidé. « J’essaie de parler d’un état d’esprit qui cesse, en un sens, d’être cet état psychique dès lors que nous nous en séparons suffisamment pour en parler en termes logiques 13. » S’éloigner de tels états pour tenter de les symboliser s’avère souvent psychiquement douloureux ; cependant, cette pénible séparation (qui peut ressembler à la séparation maternelle initiale) est nécessaire pour créer une substitution à la chose perdue. Si nous étions indéfiniment maintenu·e·s dans l’état océanique, nous ne connaîtrions jamais la séparation déchirante qui, paradoxalement, peut en animer le sens.
Connectivité cosmique : Rolland et Spinoza
Rolland a précisé dans ses lettres à Freud qu’il avait tiré le concept de « sentiment océanique » des écrits du philosophe hollandais du xviie siècle, Baruch Spinoza. Ce dernier avançait que « l’existence appartient à la nature de la substance 14 » et que toute l’existence consiste en une seule substance infinie qu’il appelle Dieu ou Nature. Selon les termes de Rolland, le sentiment océanique n’est ni une défense infantile ni un retour régressif à un état préœdipien, mais fait plutôt partie d’un processus de maturation ; une expérience de perte de l’ego qui permet de communier avec la « substance » de l’existence d’une manière qui modifie radicalement son orientation dans le monde.
Dans ses lettres à Freud, Rolland fait la distinction entre la religion organisée et le sentiment religieux. Il écrit : « Mais j’aurais aimé à vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse, qui est toute différente des religions proprement dites, et beaucoup plus durable 15 ». Pour Rolland, le sentiment religieux est directement accessible aux personnes par le biais de l’océanique, qu’il décrit comme « le fait simple et direct de la sensation de l’“éternel” (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) 16 ».
Rolland a été élevé dans la religion catholique, mais il a fini par quitter l’Église catholique qu’il considérait corrompue et oppressive. Cependant, la spiritualité a conservé un rôle central dans sa vie, et il a pu maintenir un lien avec la religion grâce à un contact direct avec l’éternel offert par ses expériences océaniques. Henri Vermorel, citant Rolland, note que « peu après qu’il a perdu sa foi catholique, un jour de 1887 où, seul devant sa table de travail, il lit L’Éthique de Spinoza, jaillit une “illumination”, “le soleil blanc de la Substance 17”. Il la vit comme une immersion en Dieu, dans l’Univers, “Océan de l’être”, lui procurant la paix de l’âme 18. » Ainsi, après que Rolland eut « perdu » sa religion, il adopta un mélange syncrétique de spinozisme et de traditions religieuses orientales, que Jussi A. Saarinen a décrit comme « un monisme panthéiste dérivé, entre autres, de la philosophie Advaita Vedanta, de Tolstoï, de Leibniz et de Spinoza, le “Krishna européen” 19 ».
Ne sous-estimons pas l’influence de Spinoza sur le développement du concept de « sentiment océanique » par Rolland, car Spinoza lui a non seulement fourni un cadre philosophique, mais aussi parce que l’océanique lui a été inspiré par son expérience mystique à la lecture de L’Éthique. La conception spinoziste du sentiment océanique chez Rolland diffère de la conception psychanalytique, notamment en caractérisant l’état affectif qui sous-tend l’expérience. Alors que Kristeva établit un lien entre le sentiment océanique et la mélancolie (en particulier féminine), Rolland – s’inspirant peut-être de la philosophie affective de Spinoza – établit un lien entre le sentiment océanique et la joie. Il s’agit d’une distinction importante puisque, pour Spinoza, les « passions tristes » (que l’on pourrait qualifier de dépression ou mélancolie) diminuent la capacité d’action du corps, alors que la joie l’augmente. Ainsi, on peut distinguer l’océanique morbide de Kristeva de l’océanique vitaliste de Rolland, qui produit un « regain vital » chez la personne qui en fait l’expérience 20. Je dirais qu’une conception vitaliste de l’océanique enracinée dans la pensée de Spinoza est plus favorable, socialement et politiquement, que certaines conceptions psychanalytiques antisociales de l’océanique.
Ces dernières années, les postmarxistes italien·ne·s, françai·se·s et américain·e·s influencé·e·s par la pensée de Gilles Deleuze se sont également tourné·e·s vers Spinoza, tant pour sa philosophie affective (qui pose la joie comme émotion la plus puissante) que pour sa pensée radicalement écologique, afin de théoriser la nature de la lutte collective et la politique de l’affect 21. Pour Spinoza, si Dieu est l’infini, alors tout ce qui existe est en Dieu ; par conséquent, toutes créatures et toutes choses font partie de l’unique substance qui est appelée aussi bien Nature que Dieu. Ainsi, la philosophie de Spinoza, que l’on qualifie parfois de mysticisme rationnel, révèle une forme de communisme déjà existant, même si, à un autre niveau, nous habitons un milieu historique considéré comme postcommuniste (dans la mesure où les grandes entreprises politiques communistes du xxe siècle ont échoué). Néanmoins, si nous admettons que le communisme a échoué, ce n’est peut-être pas parce que nous n’avons pas su trouver les meilleurs modes d’organisation sociale et économique possibles, mais parce que nous n’avions pas les ressources affectives et imaginatives pour commencer à envisager un mode d’existence centré sur le lien plutôt que sur la différenciation.
En effet, les développements contemporains postmarxistes de Spinoza n’étaient pas les premières tentatives d’articuler les implications sociales de la métaphysique spinoziste. Rolland croyait que les expériences mythiques pouvaient faire évoluer les sujets vers une forme sociale. Comme l’écrit Saarinen, « Rolland se méfiait notamment de tout désengagement mystique durable des affaires du monde, et soulignait plutôt l’effet dynamisant de l’orientation océanique sur l’action sociale et politique 22. »
Implications sociales du sentiment océanique
« … dont le seul contact avec l’Absolu fait s’évanouir instantanément l’irréalité de tous les moi “différentiés”, nôtres et autres 23 »
– Romain Rolland, La Vie de Ramakrishna
Ainsi que je l’ai soutenu jusqu’à présent, Rolland, contrairement à Freud et Kristeva, rejette la vision de l’océanique comme un « retrait régressif et défensif du monde » et affirme plutôt que l’océanique peut améliorer l’être au monde en abolissant les limites de l’ego 24. Cette perspective soulève le questionnement suivant : l’expérience que nous faisons de nous-mêmes en tant que Moi limité et distinct n’est-elle qu’une ruse de l’ego ? Est-ce un effet du langage, qui opère par la différenciation et la désignation ? Le Moi est-il une construction ou un mode de perception conditionné par une idée de l’« individu » articulée dans les discours des Lumières, la psychanalyse et le libéralisme (qui situe la liberté dans le choix individuel et l’agentivité) ? Qu’ils soient d’origine psychique, discursive, linguistique ou idéologique, les états affectifs qui nous emmènent au-delà des limites du Moi et éclairent le « réseau transparent qui couvre le monde » peuvent être davantage que de simples expériences de formation personnelle ; ils ont le potentiel d’ouvrir de nouveaux modes relationnels. Dans cette optique, l’océanique ne peut être réduit à un simple dysfonctionnement de l’ego ni à une hallucination délirante, mais pourrait plutôt être considéré comme une révélation : l’illumination d’un communalisme déjà existant et l’expérience directe de notre ancrage dans le monde.
Rejeter le sentiment océanique sous prétexte qu’il serait infantile situe tacitement la subjectivité « adulte » dans la capacité à se différencier de l’autre plutôt que dans la capacité à conceptualiser le sujet comme étant connecté, comme faisant partie d’un assemblage ou d’un nœud inscrit dans un monde ou un réseau plus vaste. Dans ce cadre, il devient possible de constater que le dénigrement du sentiment océanique de la part de certain·e·s penseurs·ses psychanalytiques révèle leur attachement à une certaine conception du sujet. En un sens, le sentiment océanique en tant qu’état affectif a le potentiel d’ouvrir le sujet en dissolvant temporairement ses frontières. Si cela a des implications intéressantes sur la manière dont nous définissons et comprenons la subjectivité (ce que j’aborderai dans mon analyse de Moten), il a également des implications sociales intéressantes.
Que signifierait la socialisation (ou la communion) du sentiment océanique ? L’océanique pourrait-il agir comme un sentiment commun servant de base expérientielle à la co-construction de nouveaux mondes ? Si l’expérience de la perte de l’ego (et le sentiment qui l’accompagne d’être cosmiquement connecté à l’univers) a la capacité de dénaturer l’individu et de défaire la fiction du sujet limité, alors l’océanique a le potentiel d’ouvrir de nouveaux mondes sociaux.
Dans l’œuvre de Gilles Deleuze et Felix Guattari, le « rhizome » – un système de racines qui poussent latéralement et s’enfoncent par intervalles – est fréquemment employé comme métaphore visuelle pour imaginer une forme d’enchevêtrement social en réseau. Si l’on s’intéresse aux plantes rhizomatiques, ce qui semble être, par exemple, une forêt de bambous composée de plantes distinctes peut en réalité s’avérer être un groupe relié par un seul et unique système racinaire. Si nous réajustons notre vision et filtrons nos mondes sociaux à travers l’idée du rhizome, il devient difficile de délimiter clairement où un « je » s’arrête et où un autre commence. Dans un séminaire à Tarnac sur l’amour, en 2013, Le Love Gang note que dans l’œuvre de Deleuze et Guattari, « le “je” n’est pas une monade entourée d’objets. Je est un monde, un assemblage mécanique, un certain nouage. Aimer, ce n’est pas projeter un ego fermé vers un autre ego, en espérant constituer une unité en deux parties. C’est agencer, déstabiliser et tracer de nouvelles lignes de fuite 25. »
Ces dernières années, un groupe de théoricien·ne·s anonymes de l’amitié s’inspirant des travaux de Deleuze, Guattari, Tiqqun et Spinoza ont employé des « constellations » pour visualiser leur mode de vie : « Nous formons des constellations. Nos corps ne sont jamais isolés, ils sont toujours enchevêtrés dans des modèles de relations changeants. Dispersés dans l’espace, nos Moi forment des modèles, tracent des connexions éthiques mais invisibles. Ils nous donnent une cohérence et une forme en dehors de notre solitude. Lorsque nous rendons nos connexions matérielles, nos constellations prennent forme, deviennent tactiles, créent des mondes 26 ».
Utiliser des constellations pour imaginer les relations sociales souligne la nécessité à la fois de l’imagination sociale (pour mettre les choses en relation et expérimenter de nouvelles formes) et des actes matériels qui rendent la constellation tangible. Une constellation peut par exemple être rendue palpable lorsqu’un groupe d’ami·e·s vivent ensemble, s’occupent les un·e·s des autres, pensent ensemble et créent de nouvelles formes de vie. L’affinité ne devient donc pas seulement une question de croyances personnelles ou politiques partagées, mais l’enchevêtrement de nos vies quotidiennes. Plus la constellation devient matérielle, plus il devient difficile d’imaginer que le Moi puisse « jamais être compris de manière isolée 27 ». En outre, la création de constellations enchante nos mondes sociaux en donnant une intention et un sens à nos réseaux de relations.
L’image de la constellation m’a frappée puisque j’avais récemment lu que Kristeva, citant Nerval, décrivait l’océanique comme l’illumination du « réseau transparent qui couvre le monde ». Qu’est-ce qu’une constellation si ce n’est l’illumination des lignes de connexion possibles entre des corps célestes dispersés, de telle sorte qu’ils forment un corps plus vaste ? Lorsque les formes se figent, l’océanique pourrait-il être un moyen de tracer de nouvelles constellations ? Peut-être que lorsque l’esprit différenciateur est réduit au silence, pendant ces moments où l’on fait l’expérience de l’« océanique », il devient possible de s’imaginer comme étant intégré·e dans une constellation.
La collectivité et le soi sans limites : la socialité maritime de Moten
« Ne jamais être du bon côté de l’Atlantique est un sentiment désarmé, le sentiment d’une chose qui déracine avec d’autres. Si tu le surfes, c’est un sentiment qui produit une certaine distance vis-à-vis de l’ordre établi, de celleux qui se déterminent dans l’espace et dans le temps, qui se situent dans une histoire déterminée. Avoir été déporté·e c’est avoir été déplacé·e par d’autres, avec d’autres. C’est se sentir à l’abri avec les sans-abris, à sa place avec les fugitif·ves, en paix avec les pourchassé·es, au repos avec celleux qui consentent à n’être pas un·e seul·e 28. »
– Stefano Harney et Fred Moten, Les Sous-communs
Alors que le sentiment océanique est un terme qui a été popularisé par Freud et repris par la suite par les penseurs·ses psychanalytiques, la théorie de la noirceur de Fred Moten ressemble de manière frappante à la fois à la théorie de Freud et à celle de Rolland à propos du sentiment océanique. Pour Moten, la noirceur est un mode d’être paraontologique littéralement lié à (et produit par) l’océan. Dans le discours de Freud et celui de Moten, le sentiment océanique et l’être noir sont tous deux liés au maternel, bien que, contrairement à Kristeva, Moten ne considère pas le maternel comme une menace, et ne le décrive ni comme engloutissant ni comme nécessitant l’intervention de la fonction paternelle. Pour Rolland et Moten, la mer est ce qui trouble l’être. Cependant, alors que Rolland a employé l’océan pour illustrer la conception spinoziste de l’unique substance comme métaphore de l’expérience de l’infini, dans l’écriture de Moten, la mer est liée aux héritages de l’esclavage, et en particulier à la dispersion des personnes afro-descendantes autour du monde via le navire négrier. Dans l’œuvre de Moten et dans celle de penseurs·ses afro-pessimistes comme Saidiya Hartman, la mer est aussi un passage qui marque une rupture ontologique.
Le mode d’être « instable » et non codifié (que Moten appelle « noirceur ») est décrit dans l’essai « Blackness and Nothingness (Mysticism in the Flesh) » comme la « zone inexprimable du consentement paraontologique 29 ». Le mode d’être « paraontologique » diffère des modes d’être ontologiques ou intersubjectifs en ce qu’il ne présuppose pas de sujets distincts et autonomes qui interagissent ou se rencontrent. Le concept de paraontologie chez Moten provient de la lecture faite par Nahum Chandler de l’analyse de W. E. B. Du Bois sur l’étrange sensation de se regarder soi-même noir. Selon Moten, l’idée que l’être noir fonctionne différemment des autres modes d’être est élaborée dans Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon et à travers le travail de Jacques Derrida et sa théorisation de la différance. Alors que le philosophe allemand Martin Heidegger fait la distinction entre l’ontique et l’ontologique ainsi qu’entre l’être et l’étant (une distinction analogue à celle de Socrate entre essence et instance), Moten résiste à cette distinction et soutient que la force paraontologique de l’être noir perturbe les catégories fondamentales et l’idée même de la catégorie. Les sujets paraontologiques de Moten (peut-être le terme « sujets » est-il ici mal choisi) sont dépourvus de frontières. Ils sont océaniques. Non seulement ils sont affectés par les autres, mais ils débordent, s’infiltrent, se défont et se reforment haptiquement les uns les autres.
Cette notion de paraontologie renonce à concevoir l’individualité comme une sorte de relation de propriété caractérisée par le fait de s’appartenir. Être n’est pas la possession de soi ni même l’autodétermination ; c’est le mouvement et la circulation. Moten a également formulé cette notion de noirceur en la décrivant comme à la fois PLUS et MOINS qu’UN. Si « un » est le soi, alors la noirceur perturbe l’idée même du soi comme singulier. Moten note que l’histoire de la noirceur est l’histoire de l’imposition de ce « moins qu’un » (ou de la notion d’un soi noir comme non plein) aux personnes noires. Cette double qualité de la noirceur comme, d’une part, rien et moins qu’un, et d’autre part, multiple et excessive, est la raison pour laquelle Moten insiste pour la décrire comme paraontologique et non ontologique. C’est également la raison pour laquelle Moten refuse de définir la noirceur comme une identité, bien qu’il reconnaisse que les personnes noires ont une relation privilégiée avec la noirceur en raison de leur rapport intime avec la perte, la douleur, la souffrance et la privation.
En outre, la noirceur est également océanique dans la mesure où elle n’est pas fixée à un territoire particulier. Pour Moten, la noirceur bouleverse la notion de terre d’origine, car l’être noir est marqué par la dislocation 30. Mais contrairement aux afro-pessimistes tels que Frank Wilderson et Jared Sexton, Moten ne croit pas que la noirceur équivaut à une mort sociale. Pour lui, la noirceur est irréductiblement sociale. Ainsi qu’il l’exprime, « La zone de non-être est expérimentale, elle est une sorte d’expérience, cette expérience double, ce théâtre du semblable et du différent dans lequel la socialité de l’amitié excède sa régulation politique 31. »
Pour Moten, la noirceur est aussi une éjection hors de la symbolique du statut légitime de personne. La noirceur est ainsi une zone non codée de l’être qui existe en dehors de l’arène de la reconnaissance sociale. Bien que Moten ne minimise pas la brutalité de ce bannissement imposé de la subjectivité, il y voit en effet la condition de possibilité de la création d’une vie sociale insurgée noire, ou de ce qu’il appelle parfois la socialité sous-commune. Lorsque Moten parle des « gémissements qui accompagnent l’entrée dans la socialité et l’expulsion hors de celle-ci 32 », il le fait dans un registre lyrique qui capte les dimensions à la fois terrifiantes et extatiques de cette violente expulsion-admission.
Cette expulsion de la socialité « humaine » et l’admission dans la socialité noire se forge également dans la violence du Passage du milieu. Il affirme : « Il est terrible de ne venir de nul autre endroit que de la mer, qui n’est nulle part, et navigable uniquement dans son autodislocation constante. L’absence de solidité semble exiger d’autres façons de clamer son origine à une fréquence plus exaltée 33.» Tout au long de l’œuvre de Moten, la mer – ainsi que l’expérience d’être déporté·e – vient théoriser la fluidité de la noirceur (l’« absence de solidité »). Être citoyen·ne de la mer, c’est aussi être apatride. Dans un passage d’une beauté à couper le souffle qui s’ouvre sur une référence non explicite au poème de Hart Crane « The Broken Tower » [La Tour brisée] 34, Moten écrit :
« C’est ainsi que nous demeurons dans la cale, au creux de la vague, comme si nous ne faisions que pénétrer toujours et encore un monde brisé, pour suivre l’équipage visionnaire et le rejoindre. Cette île contrapuntique, où nous sommes naufragé·e·s en quête de marronage, où nous nous attardons dans l’urgence apatride, est notre mobile, notre étude constante, notre cellule lysée et dislocation maintenue, notre point de vue éclaté et notre chapelle lyrique. Nous étudions notre variance maritime, envoyé·e·s depuis sa préhistoire vers une arrivée sans arrivée, comme une poétique de la tradition, de l’articulation anormale, où la relation entre l’articulation et la chair est la distance plissée d’un moment musical imperceptible, impalpable et emphatique, qui, par conséquent, épuise la description 35. »
L’expérience d’exister « au creux de la vague » – d’être éclaté·e, déporté·e, naufragé·e, disloqué·e – produit une « articulation anormale » puisqu’il s’agit d’une expérience qui épuise la description. Étant donné que ces modes d’être souterrains sont en dehors du domaine de la reconnaissance sociale, la vie sociale noire s’inscrit comme « rien » pour celles et ceux qui ne la comprennent pas. Si Moten cède à l’analyse de la noirceur, faite par les afro-pessimistes, comme condition de la vie nue (au sens de « chair ») qu’ils caractérisent comme une sorte de néant, ce néant a pourtant une texture. Moten écrit : « Si l’esclave n’est, en fin de compte et par essence, rien, ce qui reste est la nécessité d’une enquête sur ce rien 36 ». Cette enquête n’est possible que par l’affirmation de la négation et l’introduction d’un ensemble de nouveaux termes pour comprendre la socialité en dehors des notions (blanches) de possession subjective de soi. L’impossibilité à contenir la noirceur, comme le sentiment océanique, déconstruit les notions du sujet en tant que sujet limité.
Pour conclure
Dans cet essai, j’ai étudié les débats psychanalytiques autour du sentiment océanique et analysé les potentielles implications créatives et sociales de cet état de sentiment. À la suite de Rolland et de Milner (partant de Freud et des premiers écrits de Kristeva), je soutiens que le sentiment océanique peut être une source d’inspiration créative et sociale. Étant donné que cet essai traite principalement de questions théoriques, peut-être que les parties qui s’intéressent aux manières dont le sentiment océanique agit favorablement soulèvent la question suivante : Serait-il possible de provoquer une expérience océanique ? Sinon, pourquoi nous préoccuper d’un état affectif qui ne serait accessible qu’à quelques chanceux·ses (ou malchanceux·ses) initié·e·s ?
En réponse à ces questions, je dirais que le sentiment océanique, tel que le discours psychanalytique le décrit, est largement involontaire ; bien que mes recherches sur le sujet suggèrent qu’il peut être lié à un traumatisme (en ce sens que les personnes qui ont été traumatisées peuvent s’avérer plus enclines aux expériences océaniques). Dans les études sur les traumatismes, de nombreux·ses chercheurs·ses ont noté que les personnes ayant subi un traumatisme ne font pas du tout l’expérience d’elles-mêmes comme un Moi. Ainsi que le note Judith Herman dans Trauma and Recovery, « Les survivant·e·s se décrivent fréquemment en dehors du contrat des relations humaines ordinaires, comme des créatures surnaturelles ou des formes de vie non humaines. Iels se considèrent comme des sorcières, des vampires, des putains, des chien·ne·s, des rat·e·s ou des serpents. Certain·e·s utilisent l’imagerie des excréments ou de la crasse pour décrire leur identité profonde 37. » Le lien entre le traumatisme et le sentiment océanique pourrait soutenir l’idée que le sentiment océanique est une sorte de défense maniaque contre la douleur. Cependant, même si tel était le cas, cela pourrait aussi (paradoxalement) vouloir dire que l’océanique est une source de joie extatique : une sorte de terrible don.
De plus, bien que les expériences océaniques puissent être des expériences mystiques involontaires, il est possible d’induire (ou de cultiver) des expériences océaniques par le biais de la méditation, d’exercices respiratoires, des drogues psychédéliques, de la participation à une émeute, du jeûne, de la privation de sommeil, du sexe tantrique, des jeux BDSM, des chants, de la douleur émotionnelle et du chagrin, de la douleur physique, de l’exercice, de la prière, de la musique, des expériences d’euphorie collective et toute une série d’autres activités qui poussent à des états limites de conscience. [N’essayez pas cela à la maison, les enfants !]
Enfin, comme cet essai s’intéresse principalement aux discussions théoriques qui portent sur les origines et la nature du sentiment océanique, il n’est pas de son ressort d’examiner les recherches empiriques qui ont été conduites sur les effets des expériences mystiques et sur la manière dont les gens interagissent avec le monde et les autres. Il y a eu un regain d’intérêt pour la recherche sur les drogues psychédéliques qui ne se limite pas à examiner de quelle manière les expériences mystiques peuvent aider à « traiter » la dépendance, la dépression et d’autres troubles, mais aussi comment de telles expériences induites chimiquement favorisent l’empathie et enrichissent les relations sociales.
Jackie Wang est artiste multimédia, performeuse, poète, abolitionniste, chercheuse spécialiste des black studies et doctorante à l’université Harvard en études africaines et afro-américaines. Elle est l’auteure de Capitalisme carcéral (2019), de plusieurs punkzines dont On Being Hard Femme, et de recueils de poèmes oniriques. Dans ses récents travaux, elle examine l’industrie de la liberté sous caution et l’histoire, dans le système pénal, de l’évaluation des risques de récidive. Elle a exposé dans de nombreux espaces, notamment au MoMA PS1 (New York), au Whitney Museum of American Art (New York), à The Kitchen (New York), au Los Angeles Filmforum’s Cinema Cabaret (Los Angeles) et au CCA: Center for Contemporary Arts (Glasgow).