Plusieurs œuvres de l’exposition « Anticorps » font état d’inégalités des corps face aux risques et à la violence. Certain·e·s artistes invité·e·s convoquent de potentielles armes et inventent des moyens de résistance ou de protection qui font écho à la généalogie de l’autodéfense proposée par Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence (2017). L’extrait présenté ici revient sur les ordonnances et les usages établis par l’ordre colonial pour maintenir sans défense des groupes sociaux supposés violents, et pour mettre en œuvre une « discipline des corps » conduisant à la dépossession de soi en tant que sujet.
Désarmer les esclaves et les indigènes :
droit de tuer contre subjectivité à « mains nues »
En 1685, l’article 15 du Code noir français défend « aux esclaves de porter aucune arme offensive, ni de gros bâtons 1 » sous peine de fouet. Le Code noir espagnol de 1768 à Saint-Domingue interdit de même aux Noirs l’« usage de tout type d’arme sous peine de cinquante coups de fouet 2 » ; la machette est autorisée pour le travail agricole mais sa longueur totale ne doit pas dépasser une demi-coudée 3. L’édition de 1784, dit « Code carolin », renouvelle l’interdiction mais précise cependant que la machette devra être remplacée par des outils plus « pratiques » et moins « préjudiciables à la quiétude et au repos publics et privés de l’île », et en réserve l’usage aux seuls quarterons, métis et « au-delà » 4.
Cette interdiction de porter et de circuler en possession d’armes trahit une inquiétude permanente des colons qui atteste de l’effectivité des pratiques de résistance esclaves. Doit aussi être prohibé tout ce qui pourrait donner l’occasion aux esclaves de se préparer, de s’exercer, à la révolte. Au XIXe siècle, dans le contexte esclavagiste états-unien, Elijah Green, ancien esclave né en 1843 en Louisiane, rapporte qu’il était strictement interdit à un Noir d’être en possession d’un crayon ou d’un stylo sous peine d’être condamné pour tentative de meurtre et pendu 5. En revanche, dans la plupart des contextes coloniaux et impériaux, le droit de porter et d’user d’armes est systématiquement octroyé aux colons.
Dans le cadre de l’État colonial français en Algérie, un décret du 12 décembre 1851 interdit de vendre des armes aux indigènes. Un arrêté du 11 décembre 1872, faisant suite à l’insurrection kabyle de 1871, donne au contraire un droit permanent aux « colons français d’origine européenne » d’acheter, de détenir, de porter et d’user d’armes lorsqu’ils résident dans des régions isolées ou non protégées par des garnisons 6 : ainsi, ils « continueront, sur leur demande, et partout où besoin sera, à être autorisés à détenir, dans leur domicile, les armes et munitions de guerre jugées nécessaires par le commandement territorial, pour assurer leur défense et celle de leur famille et la sécurité de leur demeure » 7. De fait, l’État colonial ne peut pas fonctionner sans un système de milice à même d’assurer les basses tâches de l’occupation.
Déjà le Code noir octroyait un droit de police 8 aux habitants des colonies, précisant que tout esclave trouvé hors de son habitation sans « billet 9 » (autorisation circonstanciée écrite de la main de son propriétaire) serait puni par des coups de fouet et marqué de la fleur de lys. Tout sujet du roi témoin d’un attroupement ou d’une réunion illicite jouit ainsi du droit d’arrêter les coupables « et de les conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décret 10 » (article 16). Malgré ces dispositions drastiques, le gouvernement colonial est en crise permanente : la criminalisation des faits et gestes des esclaves requiert une surveillance coûteuse. À peine sortis de la guerre de Sept Ans contre les Anglais, les Français, de retour en Martinique, ne peuvent endiguer la « criminalité » esclave. Dans une lettre au gouverneur Fénelon, le comte d’Elva écrit : « On m’a porté beaucoup de plaintes sur les Nègres marrons qui désolent les habitations, et sur d’autres qui marchent armés, qui s’assemblent et qui insultent les Blancs, et qui vendent publiquement dans le Bourg tout plein de choses sans un billet de permission signé de leurs maîtres 11. » La réponse du gouverneur évoque le manque de moyens et d’hommes pour effectuer les tâches de police, non sans promettre un nouveau règlement général – qui sera publié le mois suivant – aggravant le délit de rassemblement et de libre circulation des esclaves 12.
Durant toute la période esclavagiste, le désarmement des esclaves se double d’une véritable discipline des corps pour les maintenir sans défense, ce qui impose de redresser le moindre geste de martialité. Ce processus trouve son principe philosophique dans ce qui constitue le propre de la condition servile : est esclave celui qui ne jouit pas en propre des droit et devoir de se conserver. Le désarmement doit être immédiatement compris comme une mesure de sécurité des populations libres mais, plus fondamentalement, il institue une ligne de partage entre les sujets qui sont propriétaires d’eux-mêmes et sont seuls responsables de leur conservation, et les esclaves qui ne s’appartiennent pas et dont la conservation dépend tout entière du bon vouloir de leur maître. Dans ce contexte, deux conceptions de la conservation de soi sont en jeu : la conservation en tant qu’il s’agit de la préservation de sa vie et la conservation en tant qu’il s’agit de la capitalisation de sa propre valeur. La collision entre ces deux conceptions de la conservation a lieu au moment même où des êtres sont assimilés à des choses et où la conservation de leur vie ne dépend que de celui qui les possède et du marché sur lequel ils sont échangés et qui leur fixe un prix.
Au plus fort des révolutions esclaves en Martinique, il est de coutume d’exécuter les « marrons » sous les yeux de leurs mères et de forcer ces dernières à regarder les supplices infligés à leurs enfants 13. Cette pratique est jugée des plus « didactiques » par les administrateurs, et récréative pour les colons qui s’amusent de tels supplices. Elle vise de fait à bien faire comprendre aux esclaves fugitifs qu’en tentant de préserver leur vie ils n’ont fait que « ravir à leur maître le prix de leur valeur 14 » : la justice coloniale en créant ainsi un délit inédit veut apprendre aux esclaves que le droit de conservation ne leur appartient ni en propre ni même à celle qui leur a donné la vie, mais qu’il ne relève que du seul intérêt de leur maître, seul apte à en décider. Les esclaves n’ont plus de vie, ils n’ont qu’une valeur 15. Comme l’écrit alors Joseph Elzéar Morénas dans son plaidoyer abolitionniste : « Le droit de conservation appartient tout entier au maître » – toute tentative pour conserver sa vie est ainsi transformée en crime, tout acte de défense de la part des esclaves, apparenté à un fait d’agression envers les maîtres.
De la même façon que les esclaves sont privés du droit naturel à se conserver, ils n’ont aucun droit de juridiction – privilège du seul colon. En ce qui concerne l’exercice de la justice, une ordonnance royale du 30 décembre 1712 interdit certes aux Blancs de mettre leurs esclaves à la question, sous peine de 500 livres d’amende ; mais les Noirs sont jugés à huis clos par un seul magistrat, sans avocat et sans possibilité d’appeler un témoin. Ils sont à proprement parler sans défense 16. À cela, il faut ajouter un principe d’impunité. L’article 43 du Code noir permet d’« absoudre des maîtres qui auraient tué des esclaves sous leur puissance 17 » – et, si le meurtre d’un esclave appartenant à un autre maître est passible de la peine de mort, dans la plupart des cas l’assassin est acquitté. C’est le cas notamment dans le meurtre d’une esclave nommée Colas, âgée de 25 ans et enceinte, tuée à coups de fusil par un planteur, M. Ravenne-Desforges, alors qu’elle traversait sa plantation de café à Marie-Galante le 5 octobre 1821. Dans un premier jugement, le tribunal rejette l’application de l’article 43 sous prétexte que le colon portait une arme dans l’intention de partir chasser et que « le coup de fusil tiré par le sieur Ravenne ne peut être considéré que comme le résultat d’un mouvement irréfléchi de sa colère, plutôt dans le dessein de marquer la négresse de quelques grains de plomb pour la reconnaître, que dans celui de la tuer 18 ». La peine le condamne à être banni pour dix mois et lui confisque son fusil ; elle prévoit en cas de récidive une suppression définitive du droit de port d’armes dans ladite colonie. Un deuxième jugement rend de nouveau inapplicable l’article 43 du Code noir, en se prévalant d’une lettre du roi de 1744. Enfin, alors que le ministre ordonne de rejuger l’affaire, la défense de Ravenne-Desforges a consisté à faire juger son esclave Cajou à sa place – lequel esclave portait son fusil. Cajou sera condamné à dix ans de travaux forcés compte tenu du fait qu’il était encore mineur. Cette « substitution de coupable 19 » courante aux colonies sera finalement rejetée par la cour royale de justice qui considérera pourtant qu’il n’y a pas lieu de condamner Ravenne-Desforges. Ainsi, l’esclave constitue une réplique judiciaire 20 pour son maître, il est jugé, condamné, supplicié à sa place et constitue sa meilleure défense.
L’ordre colonial institue un désarmement systématique des esclaves, indigènes et subalternes au profit d’une minorité blanche qui jouit d’un droit permanent et absolu à porter des armes et à en user impunément ; les « vieux » droits de conservation et de juridiction sont retraduits en un ensemble de règles d’exception qui octroient aux colons un droit de police et de justice qui s’apparente à désarmer certains individus pour les rendre en soi « tuables » et « condamnables » – un privilège codifié comme droit à la légitime défense.
Mais ce n’est pas tout. La définition coloniale de la légitime défense comprend en outre toute une casuistique « exceptionnelle 21 » qui constitue une minorité comme seule à même de demander à ce que justice soit faite. Isabelle Merle cite le décret du 23 décembre 1887 qui fixe une liste d’infractions spéciales pour les indigènes de Nouvelle-Calédonie, parmi lesquelles figurent « le port d’armes canaques dans les localités habitées par les Européens, mais aussi le fait de circuler hors d’un périmètre défini administrativement, de désobéir, d’entrer dans des cabarets ou débits de boissons, d’être nu sur les routes ». La liste ne cessera d’être augmentée, en 1888, en 1892 puis en 1915, intégrant le « refus de payer l’impôt de capitation 22 », le « défaut de présentation au service des Affaires indigènes », le refus de fournir les renseignements demandés ou de collaborer avec les autorités, les « actes irrespectueux » ou la « tenue de discours publics dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité française » 23. De la création exponentielle de délits et infractions spéciaux ressort de fait une catégorisation anthropologique racialiste de la criminalité : désormais tout acte, dès lors qu’il est commis par un·e esclave, un·e indigène, un·e colonisé·e, un·e Noir·e… devient délictueux ou criminel 24. La justice est alors rendue à charge contre un type d’individu·e·s toujours présumé·e·s coupables 25 – c’est-à-dire, dont la seule agentivité reconnue relève d’une fantasmagorique agression – ceci au profit d’un type d’individu·e·s toujours en droit de demander justice.
L’histoire des dispositifs de désarmement témoigne de la construction de groupes sociaux maintenus dans la position d’être sans défense. Ils vont de pair avec une régulation de l’accès aux armes et aux techniques de défense qui tentent de juguler des contre-conduites multiples. Si l’on assiste tout au long de la Modernité à un processus de judiciarisation des conflits qui a consisté à encadrer drastiquement les antagonismes sociaux et les affrontements « entre pairs », incitant les individus à s’en remettre à la justice et à la loi, ce même processus a aussi produit un en-dehors de la citoyenneté. L’exclusion du droit à être défendu·e a impliqué la production de sujets indéfendables parce que réputés « dangereux », violentés et toujours déjà coupables, alors même que tout était fait pour les rendre impuissants à se défendre
Ce texte est extrait de Se défendre. Une philosophie de la violence (Éditions Zones, Paris, 2017). © Éditions Zones, 2017
Elsa Dorlin enseigne la philosophie politique et sociale à l’université Paris 8. Ses principales recherches portent sur la fabrication du sexisme et du racisme modernes, abordée sous les angles de l’histoire, de la philosophie et de l’épistémologie. Elle est notamment l’auteure de Se défendre. Une philosophie de la violence (2017), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe (2008) et La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française (2006). Elle a codigiré, avec Éva Rodriguez, la publication Penser avec Donna Haraway (2012).